Gautier Battistella en un clin d'oeil
Le troisième roman de l'écrivain Gautier Battistella était très attendu : son premier roman, Un jeune homme prometteur, a remporté le Prix Jean-Claude Brialy et le Prix Québec-France, et le deuxième, Ce que l'homme a cru voir, a définitivement confirmé le talent en prose de cet auteur toulousain. Avant d'être écrivain, il a été journaliste gastronomique au guide Michelin pendant quinze ans, ce qui fait qu'il connaît de très près le monde élitiste et sectaire de la haute gastronomie française.
Pourquoi on aime Chef
Paul Renoir a tout pour lui : un restaurant avec trois étoiles au Guide, une belle femme, une brigade fidèle et brillante. On comprend alors pourquoi son suicide a l’effet d’une détonation dans le monde de la gastronomie française, ce monde que Gautier Battistella nous dépeint comme passionnel, violent, machiste mais aussi extrêmement solidaire. Son suicide a eu lieu en plein tournage d’un documentaire pour Netflix, ce qui structure la trame du roman : l’histoire de la brigade et la famille de Renoir qui essayent de préserver son héritage est entrecoupée par ses entretiens avec l’équipe de Netflix.
Chef, c’est donc un roman qui nous offre un aperçu historique du monde jusqu’ici resté assez mystérieux des cuisiniers. On peut y retrouver ceux qui ont fait de la France la capitale gastronomique du monde, tel que le célèbre Paul Bocuse, ou encore la mère Brazzier, la première femme à obtenir les très prisées trois étoiles au Michelin. Mais c’est aussi une réflexion riche sur le prix du succès et sur la valeur réelle du travail.
La page à corner
Paul Bocuse. Observez attentivement ses traits. Ce nez épais, les yeux pétillant de douce malice, la bouche à l’affût d’un bon mot, les larges oreilles, qui s’étirent pour tout entendre (il n’est pas une rumeur qu’il ignore, sans doute parce que la plupart naissent ici même, à Collonges). Un visage qu’on dirait moulé dans de l’argile noire. À croire qu’il cherchait, de son vivant, à ressembler à son effigie du musée Grévin. Il y a du Rabelais en lui, la gouaille d’Aristide Bruant, il y a de la France. Et quel appétit ! Dodine de canard pistachée, foie de canard en gelée au sauternes, loup en croûte feuilletée sauce Choron, lièvre à la royale, tourte aux champignons, tournedos Rossini, colvert à l’orange, quenelles de brochet, éclairs au praliné, Paris-Brest, sans oublier les fromages de chèvre de la mère Richard. La cuisine de Monsieur Paul n’était pas destinée aux palais frigides. En coulisses, c’est nous qui payions l’addition. Devenir commis chez Bocuse, c’est passer ta vie au fond de la cale. Tu n'es même pas au rez-de-chaussée de la pyramide, mais au sous-sol, avec les sacs de farine, les rongeurs et tes compagnons de galère. [...] Les insultes volent en escadrilles, des poêles aussi, quand ce ne sont pas des casseroles d’eau brûlante. Hé quoi ? Qu’est-ce que vous croyez ? Une trentaine de types mis à infuser sous cloche soixante heures par semaine ne vont pas faire de politesses. À l’époque, si tu prenais un coup, tu te mordais la lèvre et tu encaissais. Une brûlure, ça cicatrise, une brûlure, ça passe. Monsieur Paul aimait ses gars, aucun doute là-dessus, mais il savait aussi fermer les yeux pour le bien de la gastronomie française. (p.114-115)
Dans la presse
" [...] Gautier Battistella retrace la fabuleuse histoire de l’art culinaire français, celle d’hier, celle d’aujourd’hui. À première vue,elle semble immuable : l’amour du travail bien fait, l’envie de transmettre, de découvrir encore et encore de précieuses saveurs. Mais, à y regarder de plus près, tout a changé : les financiers, la compétition, la hantise de perdre ses étoiles, l’artisanat devient business."
"Sa longue fréquentation (quinze ans), pour le guide Michelin, des meilleures tables de France lui a inspiré ce livre choral, et à plusieurs voix, qui s’ouvre comme se referme la vie de Vatel, par un suicide, se poursuit comme un épisode de «Cauchemar en cuisine» et se termine à la manière, déchirante, d'une confession posthume."
"Curieusement, avant Chef, que publie ces jours-ci Gautier Battistella, le matériau que sont les hommes et les femmes à la tête d’établissements prestigieux avait rarement été pris en charge par la fiction. Leur talent artistique, les risques financiers qu’ils prennent, les rivalités qui les divisent, leur autoritarisme ont de quoi inspirer des intrigues."
Emma Best