Jean-Christophe Rufin en un clin d’œil
Membre de l’Académie française depuis 2008, Jean-Christophe Rufin est écrivain et un grand voyageur. Initialement médecin neurologue, il est pionnier dans le domaine humanitaire dans les années 1970 et l’un des premiers à s’engager pour Médecins sans frontières. Également un temps président d’Action contre la faim, il exerce ensuite des fonctions diplomatiques, notamment au Brésil où il est attaché de coopération, puis au Sénégal où il est ambassadeur de France.
En 1997, il publie son premier roman, L’Abyssin, qui remporte le Goncourt du premier roman et se vend à plus de 300 000 exemplaires. Deux ans plus tard, en 1999, il reçoit le prix Interallié pour Les causes perdues. En 2001, il publie Rouge Brésil, un grand roman d’aventures au temps de la Renaissance qui est récompensé par le prix Goncourt. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a publié aussi, entre autres, Le Tour du monde du roi Zibeline, Le Parfum d’Adam, Check-Point et la série de romans policiers d’Aurel le consul. En janvier, il avait publié D'or et de jungle chez Calmann-Lévy, également disponible chez Audiolib.
Sur le fleuve Amazone est son premier carnet de voyage publié, qui comprend un récit de voyage, ainsi que des dessins et aquarelles de l’écrivain, jusqu’à présent jamais publiés.
Pourquoi on aime Sur le fleuve Amazone
Un premier carnet de voyage et des dessins inédits
Sur le fleuve Amazone est un carnet de voyage, un genre littéraire et artistique particulier dans lequel s’illustre pour la première fois Jean-Christophe Rufin, à l’occasion de cet ouvrage paru en octobre chez Calmann-Lévy. S’il pratique depuis longtemps le dessin et la peinture, il ne montre publiquement ses dessins qu’il y a quelques années, lors d’un Festival de Clermont-Ferrand dédié au carnet de voyage. Réalisant qu’il s’agit d’une discipline artistique à part entière et exigeante, Jean-Christophe Rufin décide d’organiser un voyage qui lui permette de réaliser son propre carnet de voyage, dans les règles de l’art. Il se tourne vers le Brésil, pays qu’il connaît partiellement pour y avoir vécu et travaillé en 1989-1990 en tant qu’attaché culturel et dont il pratique la langue.
Une immersion au rythme de l’eau, poétique et contemplative
C’est donc en 2020 que Jean-Christophe Rufin a fait l’expérience de ce voyage particulier. Dans ce pays immense, il choisit le fleuve Amazone, loin des villes et des sentiers battus, et la navigation sur 3000 kilomètres, dans une langueur qui est propice au loisir du dessin et de la peinture. Il dit en interview : « Le monde amazonien me semblait être en sympathie avec l’aquarelle car c’est un univers où les couleurs se diluent dans les eaux. Enfin, à bord de grands bateaux-bus vides que les passagers meublent en y accrochant leur hamac, le temps s’écoule lentement, dans une langueur qu’accentue encore la chaleur environnante. »
Sur le fleuve Amazone, publié chez Calmann-Lévy, présente pour la première fois des aquarelles et des dessins de l’écrivain voyageur Jean-Christophe Rufin, accompagné du récit de la descente du fleuve de Sao Gabriel à Belém, l’embouchure. Au rythme de l’eau, les paysages et les portraits se dessinent. Le récit se construit aléatoirement au fil des aventures, de la découverte des villes, des villages, traduit l’immensité de la nature environnante et les émotions, avance au gré des rencontres, alternant contemplations, réflexions existentielles et historiques, convoquant la poésie mais aussi l’humour à certains moments.
Les pages à corner
« À Manaus, la nature a capitulé devant l’industrie ; à Fordlândia, elle a su se défendre et la forêt a (provisoirement peut-être) triomphé.
Pour ceux qui n’ont pas le temps de remonter le cours du Tapajós jusqu’à la cité utopique de Ford, il est possible de visiter une ville miniature construite sur le même modèle, un peu plus près de Santarém. On l’appelle Belterra. On y trouve le même château d’eau typique du Middle West, dressé au milieu de la forêt comme une fusée qui n’aurait jamais décollé…
Alter do Chão est un séjour bien agréable. Son voisinage offre de merveilleuses occasions d’évasion. On peut se promener en barque au crépuscule et voir l’eau et le ciel se colorer de pourpre. Dans la journée, de petits rios sont autant de lieux de baignade. La présence de piranhas minuscules et sans danger pimente l’expérience en donnant à peu de frais l’impression de défier les dangers de la nature sauvage.
Dans le village lui-même, la vie est paisible et il est chaque jour plus difficile d’en repartir.
Les larges rues en terre à angle droit quadrillent des quartiers de maisons luxueuses dont on aperçoit les toitures et les jardins au-dessus des murs. Des restaurants et des bars en terrasse permettent de rêver en regardant s’écouler le grand fleuve noir. À la nuit tombée, de petits orchestres jouent sur les places. Des lampes de couleur sont accrochées en guirlandes sur des fils tendus entre les palmiers. L’air est doux, la chaleur modérée par le voisinage des eaux. C’est le genre de lieu où l’on se prend à désirer la fin du voyage. Celui-là et tous les autres… Lâcher prise, entrer dans une vie suspendue, amollie, sans but, sans angoisse, emplie des images que font naître dans l’esprit vagabond l’alcool et d’autres paradis artificiels qu’il est facile ici de se procurer.
Je me suis senti envahi, comme tant d’autres, par cette tentation, au point qu’à Alter do Chão j’ai peu à peu délaissé mes crayons et mes pinceaux, gagné par le redoutable « À quoi bon ? » que distillent ce climat et ce lieu.
Il fallait, avant qu’il ne soit trop tard, résister et s’éveiller. La route m’attendait, ou plutôt le fleuve, car il restait encore un dernier tronçon à parcourir avant d’arriver à la mer.
Pour quitter Santarém et sa région, je repris le ferry sous une pluie battante. Pluie chaude des Tropiques, certes, mais pluie quand même et qui trempe les hamacs, les vêtements et les bagages. Une fois installé sur le pont ouvert à tous les vents, le temps pour sécher paraît bien long. Avoir froid dans les pays chauds n’est pas seulement une épreuve, c’est une trahison. Le froid vous attaque désarmé, prêt à affronter tous les désagréments de la canicule mais sidéré par l’embuscade déloyale que vous tendent le vent, l’humidité, les gros nuages noirs et les cataractes qui tombent du ciel.
Le nouveau ferry dans lequel j’embarquai pour le dernier tronçon du voyage était encore plus grand que celui qui m’avait amené de Manaus. Les passagers s’y entassaient dans une promiscuité violente. Comme il paraissait loin, le temps des petits bateaux de l’amont, leur douceur, leur fraternité…
Le fleuve Amazone, à partir de Santarém, n’est plus lisible. Il se ramifie en une multitude de canaux, entoure des îles sauvages, alimente de vastes lacs. Il est si large que parfois, en naviguant, on aperçoit à peine ses berges. C’est une mer d’eau douce, avant la mer d’eau salée.
Plus question pour les ferries de transporter des poules, de la paille ou des perches de bois. On arrive dans l’univers du ciment, du PVC, des choses sérieuses. De longs tuyaux sont jetés comme des allumettes à la proue du bateau et dépassent par-dessus les plats-bords.
Des véhicules occupent le pont inférieur, garés entre de grosses citernes qui dégoulinent de mazout. Les passagers ne sont plus le sujet principal du transport. Le bâtiment prend des allures de cargo.
Alentour aussi, tout a changé. Les eaux du fleuve palpitent d’une vie qui n’est déjà plus la leur. Même s’il est impossible de les voir distinctement, on sent que des villes se succèdent de loin en loin sur les rives. Des oiseaux inconnus passent dans le ciel. Quelque chose dans leur vol dit qu’ils ont traversé des mers.
Belém n’est pas à proprement parler sur le cours principal de l’Amazone. Le fleuve se termine plus au nord en un gigantesque delta. Au milieu de ses branches s’étend l’île de Marajó, la plus grande île fluviale au monde, qui couvre une étendue de la taille d’un dixième de la France. Elle est presque déserte. Les habitants y sont moins nombreux que les buffles. Là encore, la nature semble avoir gagné la partie (pour combien de temps ?). La grande ville l’épargne, située plus au sud, et l’île reste défendue par les bras protecteurs du fleuve qui l’enserrent. Mais ce n’est plus la nature amazonienne, sombre et dense. Marajó est un royaume de landes grasses que battent les vents de l’Atlantique.
Il faut faire un détour pour s’y rendre car les lignes de passagers s’en éloignent et foncent sur la capitale régionale. Belém, avec ses citernes industrielles, ses entrepôts, ses grues, son port démesuré, je l’ai atteinte au petit matin. Le soleil rasant les flots colorait de rose les façades industrielles, les silos et de hauts quais en forme de remparts. » p. 120-126