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« Malville » d’Emmanuel Ruben : un roman d’apprentissage et d’anticipation politique et écologique

Avec Malville publié dans la rentrée littéraire 2024 de Stock, Emmanuel Ruben nous livre un roman d’apprentissage et d’anticipation politique et écologique sensible et glaçant.

Emmanuel Ruben en un clin d’œil

Né en 1980 à Lyon, Emmanuel Ruben a été formé à l’École normale supérieure et est agrégé de géographie. Il est l’auteur d’une dizaine de livres : romans, récits, essais, dont plusieurs ont été primés. En 2019, il reçoit notamment le prix Nicolas Bouvier pour son roman Sur la route du Danube, en 2021 le prix des Deux Magots pour Sabre et en 2022 le prix du roman historique pour Les Méditerranéennes, publiés chez Stock puis au Livre de Poche pour ces deux derniers. Son dernier livre, intitulé Malville, sort chez Stock à l’occasion de la rentrée littéraire 2024.

 

Pourquoi on aime Malville

Malville se situe en 2036 et raconte l’histoire d’une France dirigée d’une main de fer par un gouvernement d’extrême droite et confinée à la suite de l’explosion d’une centrale nucléaire. Samuel Vidouble, reclus dans sa cave aménagée, se souvient de son enfance et de son adolescence sur les bords du Rhône, à proximité de la centrale de Super Phénix alors fleuron de l’industrie nucléaire française, où travaillait son père.

A travers l’histoire de Sam, Emmanuel Ruben décrit un pays qui a poursuivi un idéal politique et énergétique qui a mené à la catastrophe. La centrale nucléaire Super Phénix portait l’espoir d’un futur énergétique et puissant et devait ouvrir la voie aux nouvelles générations de réacteurs. L’échec est pourtant cuisant : des milliards de francs ont été dépensés à blanc et un accident a lieu sur le site de la centrale de Malville.

Dans ce roman, on retrouve l’écrivain géographe qui avait notamment signé Sur la route du Danube en 2019, faisant des lieux naturels du roman presqu’un personnage. Malville, c’est un roman d’anticipation mais c’est aussi une ode à la nature en général, aux paysages des bords du Rhône et au fleuve en particulier, aux forces telluriques et souterraines qui nous survivront.

Malville, c’est aussi un roman d’apprentissage. On y suit le parcours du jeune Sam qui éprouve des difficultés à s’intégrer à la communauté des « enfants de LA centrale » comme ils sont appelés, vit une histoire d’amour aussi passionnée que platonique avec une adolescente belle et distante, Astrid, et entre en conflit avec son père, travailleur de la centrale, cégétiste et communiste pronucléaire, tandis que Samuel développe des idées écologistes.

A travers ce roman engagé, Emmanuel Ruben dit la fin d’un monde, celle d’une famille et de ses croyances, la fin d’une société qui se rêvait harmonieuse et puissante et qui se retrouve en proie à l’autoritarisme d’un parti xénophobe. Dans Malville, l’auteur rend aussi un touchant hommage à l’enfance et au fleuve qui l’a vu grandir, le Rhône.

 

Les pages à corner

Avril ou mai 86. J’ai cinq ans et demi. La scène se passe devant la télé. À l’époque, tout nous arrivait par la télé. Tout ce que j’ai vécu d’intense entre cinq et dix ans, je l’ai vécu à la télé. Allumée tous les soirs, la télé murmurait dans notre dos, comme une présence totémique. Le matin, elle était relayée par la radio. Mes parents regardaient la télé en dînant, en repassant le linge, en raccom- modant nos fringues, en corrigeant nos devoirs, en cirant nos godasses.

Ce soir-là, mon père vient de rentrer de la centrale. Il a jeté son débardeur et son bleu de travail sur la balustrade de l’escalier, son torse pâle et velu apparaît dans la lueur versicolore diffusée par l’écran cathodique, il se rend aux toilettes en se grattant le ventre, tandis que ma mère qui a une peur bleue des microbes et des neutrons lui crie les consignes habituelles : range tes lacets dans tes chaussures, ne laisse pas traîner tes habits, va te laver les mains, débarbouille-toi le visage. Il maugrée car il en a assez de ces ordres continuels, de ces paroles automatiques, répétées tous les jours depuis treize ans. Je sens qu’il est de mauvais poil et qu’il ne va pas tarder à se rebiffer. Mon père ne parlait jamais de son boulot. Il disait la centrale, sans adjectif et sans autre qualificatif, pour parler de son lieu de travail. Ne précisait jamais. Moi j’entendais LA Centrale, avec article et C majuscules comme s’il n’y en avait qu’une seule au monde, comme si c’était le nombril du monde. Et de fait c’était le nombril de notre monde. Tout tournait autour de LA Centrale, tout tournait grâce à LA Centrale. S’il y avait de l’emploi, disait mon père, c’était grâce à LA Centrale. S’il y avait des taxes et des impôts, c’était grâce à LA Centrale. S’il y avait de la lumière, c’était grâce à LA Centrale. Si la télé, la radio, le grille-pain, le mixeur, la machine à café, le frigo, le micro-ondes, l’aspirateur, le lave-vaisselle et le lave-linge fonctionnaient, c’était grâce à LA Centrale. Si l’on parlait de nous dans le pays voire dans le monde entier, c’était aussi grâce à LA Centrale. Ou plutôt à cause d’elle : car à vrai dire, on parlait rarement de nous en bien. Ça coû- tait trop cher, ça ne fonctionnait jamais, c’était trop dangereux, c’était un gouffre financier. Un billet de cent balles qui partait en fumée toutes les secondes, disaient les mauvaises langues.

J’ai mis des années à comprendre qu’il s’agissait d’une centrale nucléaire et que mon père exerçait un métier réellement toxique. J’imaginais plutôt un lieu d’une importance capitale, une sorte de QG secret, une base militaire ou un temple religieux, d’où tout était décidé, qui régentait nos vies. À la manière d’un flic ou d’un vigile, mon père portait toujours à la ceinture un gros boîtier en plastique gris tenant à la fois du bipeur et du talkie-walkie – un lointain ancêtre de nos smartphones qui pou- vait sonner à n’importe quel moment et lui donner l’ordre de sauter au volant de sa voiture pour se rendre en vitesse à LA Centrale. J’avais parfois l’impression que mon père était un robot que LA Centrale radioguidait. D’ailleurs, la première fois où je dus compléter dans une salle de classe une fiche de renseignements, ma mère m’avait indiqué d’écrire à la ligne nom et profession du père Yves Vidouble, agent radioprotection.

p. 20-22

 

Dans la presse

Emmanuel Ruben, "Malville" (Stock)

Dans ce roman très personnel, Emmanuel Ruben dépeint, sous la forme d'un récit d'anticipation politique, une adolescence en bords de Loire.

Marie Fouquet – Livres Hebdo

 

L'auteur toulonnais d'adoption Emmanuel Ruben sort ce mercredi "Malville", nouveau roman engagé qui interroge

Avec "Malville", son nouveau roman à paraître le 21 août, le Toulonnais d’adoption Emmanuel Ruben nous entraîne dans les pas de son enfance et interroge sur le rôle du nucléaire.

Karine Michel – Var Matin

 

Lucile Charlemagne