Leo Vardiashvili en un clin d’œil
D’origine géorgienne, Leo Vardiashvili a fui la guerre avec sa famille et est arrivé à Londres à l’âge de 12 ans. Diplômé en littérature anglaise à la Queen Mary University, il a publié son premier roman au Royaume-Uni en début d’année, Hard by a Great Forest. Traduit en français et en d’autres langues, A l’orée d’une grande forêt fait partie de la rentrée littéraire des éditions Fayard.
Pourquoi on aime A l’orée d’une grande forêt
Au début des années 90, alors que la guerre fait rage entre la Russie et la Géorgie nouvellement indépendante, Saba, âgé de 8 ans, quitte la capitale géorgienne Tbilissi pour la Grande-Bretagne en compagnie de son grand-frère Sandro et de son père Irakli.
Eka, la mère restée sur place un temps avec pour projet de les rejoindre, meurt quelques semaines après le départ de sa famille.
Des années plus tard, le père décide de retourner au pays pour renouer avec son passé mais il disparaît mystérieusement. Quelques semaines passent et c’est au tour du frère de Saba de se rendre dans la capitale géorgienne. A son tour, il s’évanouit subitement. Saba n’a alors d’autre choix que de partir sur leurs traces. Arrivé à Tbilissi, il retrouve une ville décrépite et tortueuse où errent des animaux sauvages qu’une crue centenaire a libéré du zoo. Marchant dans les pas de son père et de son frère, Saba trouve des indices semés comme de petits cailloux à travers la ville. Cependant, la police rôde : Saba est surveillé et on ne semble pas lui vouloir que du bien.
A l’orée d’une grande forêt est à la fois le récit nostalgique d’un « retour au pays natal » qui ne se passe évidemment pas comme prévu, une enquête mystérieuse nimbée de brouillard qui convoque le genre du polar et un roman fabuleux parfois empreint d’absurde. Même noyé dans une paranoïa troublante, Saba fait toujours preuve d’humour, y compris dans l’adversité. Dans son périple, Saba n’est pas seul, il est accompagné de sa famille disparue qui s’adresse à lui par la pensée et le guide dans sa quête. A l’orée d’une grande forêt est donc tout aussi et surtout un conte initiatique et tragique et une fable teintée de réalisme magique dans un monde post-soviétique.
Les pages à corner
« Mais m’y voilà, maintenant, j’y suis. Assis dans un taxi, au beau milieu de Tbilissi, capitale de la Géorgie. Le chauffeur, un certain Nodar, fume clope sur clope, comme si sa vie en dépendait. Il se passe quelque chose d’étrange dans cette ville. J’ai l’impression d’avoir raté une information essentielle – je ne sais quelle inconnue méconnue. Il y a beaucoup de gens dehors pour une heure aussi tardive. Massés au pied des réverbères, ils fument, discutent et jettent des coups d’oeil par-dessus leur épaule.
Plus on s’enfonce dans Tbilissi, plus ça devient étrange. Des voitures de police inoccupées sont postées aux carrefours, le gyrophare allumé en silence. Nodar longe une rangée de pick-up arrêtés, à l’arrière desquels s’empilent des formes canines boueuses.
« C’est des chiens ? » je demande.
Nodar ignore ma question, les yeux rivés sur son pare-brise.
Un peu plus loin, une autre voiture de police silencieuse nous barre la route. Au-delà, j’aperçois le scintillement mouvant d’une étendue d’eau, à un endroit où il ne devrait pas y en avoir. Nodar fait une brusque embardée pour éviter une grande coulée de vase qui s’est répandue on ne sait comment sur la chaussée. La boue épaisse étouffe le raffut des suspensions du taxi. C’est à cet instant que je relève les yeux et que je le vois.
Un rhinocéros est planté au milieu de la route, pile devant nous. Nodar fronce les sourcils et écrase la pédale de frein. Le rhinocéros détourne son énorme tête pour ne pas se laisser éblouir par les phares, dans un geste étonnamment humain. Derrière lui, une devanture de magasin vandalisée, toute en verre et chrome.
« Swatch », proclame l’enseigne brisée. La petite vitrine joliment présentée a déversé ses entrailles étincelantes sur le trottoir. Ça doit être l’œuvre du rhino.
« C’est un putain de rhinocéros ? Au milieu de la route ? »
Une poignée de badauds observe l’animal à bonne distance.
Un policier s’approche et nous fait signe de circuler.
« C’est pas un rhino, me répond Nodar. C’est Boris.
– Hein ?
– Boris l’Hippopotame, dit-il avec un sourire en coin.
– Non mais d’accord, mais qu’est-ce qu’il fait là ? »
Nodar tourne vers moi son crâne dégarni.
« T’es pas au courant ? glousse-t- il.
– Au courant de quoi ?
– Le bordel total, frérot. La crue d’hier a inondé le zoo en aval. Tous les animaux se sont échappés. Il y a des loups en liberté autour de l’aéroport, des autruches qui errent un peu partout, des pingouins dans la Mtkvari et un tigre sur les hauteurs de Sololaki. »
Nodar énumère tout ça les yeux plissés, une cigarette aux lèvres, en tournant le volant avec la paume pour manœuvrer en douceur autour de Boris l’Hippopotame.
« Bienvenue en Géorgie », conclut-il.
Je vois passer le flanc de Boris par ma fenêtre. Il fait la taille d’une camionnette. Je sens son odeur. Je me penche au-dehors pour laisser courir mes doigts sur sa peau grise, épaisse comme de l’écorce. Boris tourne la tête et me montre ses immenses dents clairsemées et ses yeux noirs gros comme le poing.
« J’ai déjà croisé ces idiots en allant à l’aéroport il y a deux heures. Ils vont rester attroupés autour de ce pauvre animal toute la nuit. »
Nodar grommelle et rétrograde d’une vitesse. La voiture cahote mais continue à rouler.
« Je n’habite pas très loin. Cinq minutes, frérot. »
Juste au moment où nous tournons au coin de la rue, j’entends un claquement sourd. Je pivote et aperçois une petite fleur rouge au bout d’une tige blanche plantée dans le cou de l’hippopotame.
Une fléchette tranquillisante. Aucune réaction de la part de Boris – il ne tressaille même pas. Il se contente de suivre notre voiture de ses yeux noirs, comme pour nous mettre en garde.
Mais attendez, je devrais d’abord vous raconter comment je suis arrivé à Tbilissi. »
p.20-22
Dans la presse
Roman. « A l’orée d’une grande forêt », de Leo Vardiashvili
Réfugié géorgien, Leo Vardiashvili (né en 1983) a grandi à Londres et il écrit en anglais. Mais c’est son pays natal qui l’inspire. Il lui consacre un roman, son premier, où les quêtes du protagoniste, le jeune Saba, se combinent et se superposent. Il y a celle d’un père et d’un frère disparus, celle d’un lieu – Tbilissi, où règnent les animaux échappés du zoo, ce qui lui confère un côté onirique et menaçant – et celle de la Géorgie de son enfance ravagée par la guerre civile (1991-1993). Appuyant son récit sur la grammaire du conte populaire, Leo Vardiashvili réussit à donner un aspect mythique aux événements de l’histoire récente, sans que ces derniers perdent en vraisemblance et en couleur. C’est dans cette adroite imbrication que réside l’incontestable intérêt de ce beau début littéraire. E. Ba.
Le Monde, Elena Balzamo (Collaboratrice du « Monde des livres »)
Lucile Charlemagne