Gabriela Cabezón Cámara en un clin d’œil
Née en 1968 à Buenos Aires, Gabriela Cabezón Cámara est l’une des voix les plus singulières de la littérature argentine contemporaine. Autrice engagée, elle est connue en France pour Les Aventures de China Iron, publié en 2020 aux éditions de l’Ogre, finaliste de l’International Booker Prize et du prix Médicis étranger. Avec Les Griffes de la forêt, paru chez Grasset, lauréat du prix Sor Juana Inés de la Cruz, l’un des prix littéraires les plus prestigieux d’Argentine, Gabriela Cabezón Cámara poursuit son exploration des marges et des métamorphoses, où cohabitent la beauté et la violence.
Pourquoi on aime Les Griffes de la forêt
Une histoire fascinante où se mêlent les genres
Le roman retrace le parcours d’Antonio de Erauso inspiré d’un personnage réel du XVIIᵉ siècle, aristocrate basque né dans un corps de femme. Élevée au couvent, la nonne décide de fuir et se fait passer pour un homme. Devenu soldat dans les colonies du Nouveau monde, Antonio prend part aux violences de la conquête, tout en cherchant à échapper à l’ordre établi. Alors qu’il prend encore une fois la fuite et s’affranchit de son maître, il emmène avec lui deux enfants Indiennes affamées et trouve refuge dans une forêt, où il écrit, au cours d’une longue lettre, ses souvenirs à sa tante, figure maternelle liée à ses origines. Entre récit et forme épistolaire, genres féminin et masculin, le texte brouille les frontières entre réalisme, mythe et poésie.
Une plongée sensorielle dans la jungle
Gabriela Cabezón Cámara entraîne le lecteur au cœur d’une forêt touffue, vibrante, dangereuse. Loin d’être un décor, la jungle est décrite comme une entité vivante, animée, parfois monstrueuse. Elle absorbe, transforme et contraint celui qui la traverse. Antonio s’y découvre muletier, animal parmi les animaux, oscillant entre terreur et fascination. La forêt devient à la fois le lieu d’une survie précaire et celui d’une possible rédemption.
L’intimité des lettres
L’une des forces du livre réside dans la voix d’Antonio qui s’adresse à sa tante basque, dans des lettres où il confesse ses crimes, raconte sa fuite, sa violence, mais aussi ses éblouissements face à la nature. Ce dispositif épistolaire donne au roman une tonalité singulière, intime et vibrante, qui alterne entre souvenirs d’enfance, visions hallucinées et aveux d’un soldat qui a vécu la violence et l’a exercée.
Un récit de violence et de survie
Derrière la beauté des paysages, se joue une histoire de domination, de cruauté et de résistance. Le personnage, pris dans l’étau d’une violence ancestrale, doit trouver les ressources pour survivre, quitte à se transformer lui-même.
Une prose baroque et incandescente
Gabriela Cabezón Cámara déploie une langue charnelle, débordante d’images et de rythmes, une langue qui dit la violence de l’homme, mais aussi la beauté et la poésie. Le roman traduit une voix et une écriture hybrides, un texte traversé de prières, de chants, de mythes et d’images sensorielles, où coexistent la brutalité des bûchers coloniaux et la douceur d’un souvenir d’enfance au couvent. Dans ce mélange, résonne une réflexion profonde sur l’identité, le genre, la foi et la mémoire des violences coloniales.
Avec Les Griffes de la forêt, Gabriela Cabezón Cámara offre une fresque audacieuse, où l’épopée historique se mêle à la confession intime et au manifeste poétique : un roman dense et envoûtant, qui happe le lecteur comme la forêt est capable de dévorer ceux qu’elle abrite.
Les pages à corner
« La peau du fleuve naviguait sur sa peau, la nuit, quand même les vautours dorment. Il faisait la planche en eaux chaudes. Le capitaine perdait son rang et ses caractéristiques. Il se laissait porter par un doux courant. Les yacarés yrupés au niveau de ses yeux qui, aimablement, pleuraient. Leurs fleurs. Il voyait les gros pétales surgissant, colorés, au centre vert du plateau flottant de ce grand nénuphar qu’est l’yrupé. Il les voyait ployer en un arc qui s’ouvrait pour se refermer de nouveau en pointes blanches. Face à lui, ce n’était pas les fleurs achevées, c’était des fleurs en train d’avoir lieu. Dans chaque pétale le lait végétal, devenu de petites billes color.es, tendait des bras pour confluer avec les autres. Elles s’étendaient et s’étiraient. Plus elles se nouaient et s’éloignaient de la base, plus elles devenaient claires. Elles vibraient toutes comme des petits animaux heureux de se frêler. Elle n’était qu’un dégradé d’incessante curiosité, cette fleur, se dit celui qui alors n’était pas capitaine. Lui-même était yrupé. Une assiette verte fleurie, le centre de son corps, cette fleur rose au cœur d’étamines et aux têtes baignées d’une poussière collante et dorée. Elle poussait en lui et palpitait. Le capitaine fredonnait une rencontre. Il fredonnait une peau sur sa peau. Des mains sur ses mains. Des yeux dans ses yeux. Il fredonnait surtout une voix dans ses oreilles, dans son estomac, une voix qui lui caressait les intestins pour finir par sortir de lui le visage tourné vers le soleil, faisant fleurir la fleur de son secret. Il fredonnait, bercé par la voix angélique d’une fillette qui le faisait s’étirer pour atteindre le soleil. Qui le faisait palpiter yacaré yrupé. Yacaré, fleur avec des dents, pensa-t-il, ces Indiens de merde sont fous.
Il rit et bougea la tête. Pauvre capitaine, le yacar. Perdit tout yrupé, il lui mordit la nuque du dedans et il n’y eut plus ni fleuve ni fleur. Il n’y eut plus que le lézard qui le mordait et la boue des rives de ces fleuves infects. Sa gorge fut emplie d’un flux acide, pourri, depuis l’estomac. Ou depuis l’enfer merdeux, il ne sut dire et n’eut cure de savoir qui lui laminait les entrailles, bordel. Il ouvrit les yeux et le volcan de ses tripes les couvrit aussitôt. Il ne put fermer la bouche. Ni parler. Il ne put demander de l’aide. Ni bouger la tête. A peine les mains. Chaque petit mouvement déclenchait un flux aigre qui lui attiédissait la poitrine pour mieux la refroidir aussitôt et une horde de caïmans, toujours plus nombreux, se reproduisaient en lui mordant la nuque. Il fallait qu’il reste immobile. Qu’il respire lentement. »
p.174-175
Dans la presse
“Les Griffes de la forêt”, récit picaresque d’une nonne espagnole devenue soldat aux Amériques
“Les Griffes de la forêt”, parues en français le 3 septembre, s’inspirent de l’histoire vraie d’une nonne espagnole du XVIIᵉ siècle, Catalina de Erauso, partie s’engager avec l’armée dans les colonies du Nouveau Monde sous une identité masculine. L’Argentine Gabriela Cabezón Cámara a remporté plusieurs prix prestigieux avec ce roman singulier.
Lucile Charlemagne