La journaliste Dominique Nora s’est intéressée de près aux médecines psychédéliques pendant des années, au point même de les expérimenter elle-même. L’ouvrage Voyages dans les médecines psychédéliques est une grande enquête sur le sujet, avec des données historiques et scientifiques, des reportages aux Etats-Unis et en Europe, et plusieurs témoignages.
Dans le traitement de troubles post-traumatiques et de dépression, le patient de médecines psychédéliques est accompagné par un psychothérapeute aguerri. Sous l’effet du LSD, de la MDMA (ou ecstasy), ou encore de champignons hallucinogènes, le patient pour qui cette médecine est parfois le dernier recours, revit ses traumatismes et les élabore sous l’effet des substances. D’après la journaliste, les médecines psychédéliques pourraient constituer de nouvelles solutions dans le domaine psychiatrique, alors que le domaine n’évolue guère et que la santé mentale vit une crise mondiale.
1. Aux Etats-Unis, les vétérans de guerre, qui se retrouvent très nombreux en état de stress post-traumatique sévère, font souvent appel aux médecines psychédéliques, parfois comme ultime recours. Beaucoup attestent de leur efficacité.
Aux Etats-Unis, Dominique Nora rencontre Tommy Wisdom, un ancien combattant parti faire la guerre en Afghanistan en 2011. Après avoir quitté l’Armée en 2014, il vit une dépression chronique, à la suite de troubles stress post-traumatiques qui ont fait remonter des blessures et un mal-être profonds.
« Aux Etats-Unis, les troubles de stress post-traumatique affectent de manière disproportionnée les vétérans. Cinquante ans après, 271 000 anciens combattants du Vietnam en sont encore gravement atteints, 150 000 se sont suicidés, trois fois plus que le nombre de soldats morts au combat pendant ce conflit : On estime qu’un demi-million d’anciens soldats déployés depuis le 11 septembre 2001 souffrent de cette pathologie, qui touche 20 à 25 % des militaires déployés en Irak e en Afghanistan, contre un taux de prévalence de 7 % dans la population générale. Il y aurait encore, en moyenne, 17 suicides par jour parmi les vétérans américains. Problème : d’une part, cette maladie mentale est détectée tardivement, car ces hommes sont beaucoup dans le déni. Ils ont honte de leur état dépressif, qu’ils associent à une faiblesse, à un manque de caractère. D’autre part, dans beaucoup de cas, les traitements traditionnels – psychothérapie, hypnose, antidépresseurs – sont inefficaces. D’où l’intérêt de cette population pour la médecine psychédélique, qui a déjà sauvé de nombreux vets en perdition. » p.97, 98
2. Bien qu’il reste de grands mystères sur l’action précise des substances psychédéliques sur le cerveau, des études commencent à l’expliquer.
« Grâce aux progrès des techniques de l’imagerie médicale – comme l’imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle, qui illustre les parties du cerveau les plus ou moins actives – et à de savants calculs mathématiques, Robin Carhart-Harris a schématisé la manière dont un cerveau sous psilocybine ou LSD multipliait les connexions neuronales. Le résultat graphique d’un cerveau sous champis ? un dense gribouillis de milliers de traits colorés reliant différentes zones neuronales disposées à la circonférence d’un cercle. Par contraste, le cerveau sous substance inactive ou placebo semble extrêmement calme et ordonné. Reproduit ad libitum dans les conférences et exposés sur le sujet, ce schéma est cependant jugé trop simplificateur par beaucoup de chercheurs en neurosciences. Il s’est néanmoins établi une sorte de consensus scientifique sur le fait qu’inhiber le « réseau du mode par défait » d’un sujet lui permet éventuellement de ne plus être piégé par des narrations destructrices, des pensées rigides et répétitives du type « je ne mérite pas qu’on m’aime », ou « je ne peux pas finir la journée sans boire » ou encore « la vie ne vaut pas d’être vécue. Le psychonaute serait ainsi débarrassé, pour un temps, de la tyrannie de l’ego. Son cerveau, siège de la conscience, subirait une espèce de réinitialisation, un peu comme le reset d’un disque dur d’un ordinateur. Il deviendrait alors plus flexible, plus ouvert à l’acceptation de nouvelles manières de voir, ce qui permettrait à la personne d’élargir considérablement le répertoire de ses pensées et de ses émotions. Il s’ouvrirait, dans sa psyché, une fenêtre pour mettre ses traumatismes ou ses addictions en perspective, les considérer de manière détachée, sans plus s’y identifier. Contrairement à la psychanalyse classique où le processus thérapeutique est centré sur le mental, les états élargis de conscience entrainent le « voyageur » à « penser » à partir de ses émotions : son cœur et ses tripes, que, jusque-là il n’avait pas les moyens d’écouter. » p. 144-145
« Que sait-on du mode d’action de la MDMA ? « Le stress post-traumatique est une sorte de désordre de la mémoire », résume Berra Yazar-Klosinski. Les personnes qui en sont victimes ont une activité anormalement élevée dans l’amygdale cérébrale, qui est le centre de la peur. Et elles ont une activité réduite, à la fois dans le cortex préfrontal qui est responsable du raisonnement logique, et dans l’hippocampe, lieu de stockage des souvenirs anciens. « Or, poursuit la jeune femme, l’imagerie montre que la MDMA a l’effet exactement inverse : elle met en sourdine le centre de la peur et stimule la zone de la réflexion logique, ainsi que les transmissions entre l’amygdale et l’hippocampe ». Il faudra des études neuropsychologiques plus poussées pour établir avec certitude l lien entre ces constats biologiques et l’effet psychique de la molécule. Mais les scientifiques supposent qu’un cerveau sous ecstasy regagne une certaine plasticité, un peu comme celui des enfants. Dans cette fenêtre ouverte par la drogue, l’usager a ainsi l’opportunité de ranger ses souvenirs traumatiques dans le compartiment dévolu à la mémoire de long terme. Une étude de 2018 sur l’effet de la MDMA sur la mémoire conclut : « la MDMA atténue l’encodage et la récupération des détails les plus saillants des événements émotionnellement chargés, ce qui est cohérent avec l’idée que ses effets thérapeutiques potentiels pour le traitement du stress post-traumatique relèvent de l’altération de la mémoire émotionnelle ». p.36
3. Les médecines psychédéliques restent parfois très associées à la spiritualité, y compris pour certains chercheurs, ce qui crée des désaccords dans la recherche et les éloigne parfois de considérations scientifiques sérieuses.
« Le lien spiritualité / bénéfice médical pourrait en effet avoir été exagéré, au fil du temps, par ceux que leurs détracteurs appellent « les chamanes en blouse blanche ». Ainsi, pour le médecin pionnier des travaux sur le LSD Sidney Cohen, l’aura de religion et de magie qui s’est installé à la fin des années 1950 autour de l’acide lysergique confinait à un « culte ». Il a alors, à plusieurs reprises, exprimé un certain malaise devant ce qu’il appelait la « non-science ».
Ce doute est encore d’actualité : le chercheur le plus emblématique de la résurrection des psychédéliques Roland Griffiths de John Hopkins, décédé en 2023, est à présent accusé - à tort ou à raison – par certains de ses anciens collaborateurs d’avoir agi en militant plutôt qu’en chercheur. Matthew Johnson, qui a travaillé avec Griffiths pendant vingt ans mais a démissionné à la suite de dissensions, a récemment déposé une plainte éthique à son encontre, selon le New Yor Times. « Le Dr Griffiths a géré ses études psychédéliques davantage comme un centre de retraite New Age que comme un laboratoire de recherche clinique ». p.152
4. Bien que les médecines psychédéliques connaissent un regain d’intérêt, notamment aux Etats-Unis, il reste beaucoup d’études à mener sur leur action et leur efficacité. Le développement des médecines psychédéliques nécessite du temps et des moyens.
« En résumé, ce type de thérapies a probablement le potentiel de soigner des millions de patients de par le monde, d’en guérir beaucoup, et même de sauver la vie à certains… mais peut aussi se révéler toxique pour un petit nombre. Le chantier reste donc immense. /…/ Au demeurant, compte tenu du temps nécessaire à l’accompagnement de ces thérapies, le changement d’échelle de cette nouvelle médecine suppose le recrutement et la formation de milliers de professionnels capables de gérer ces expériences particulières, y compris quand elles sont difficiles. /…/ Cette contrainte de temps pose par ailleurs la question du cout, de la viabilité économique et de l’accessibilité de ces nouvelles médecines. »
Dans Voyages dans les médecines psychédéliques, Dominique Nora met en avant les bénéfices possibles des médecines psychédéliques mais n’oublie pas de rappeler les dérives et les dangers possibles de ces substances chez certains patients et sans un cadre médical précis.