Cette pute me fera mourir... est le titre choisi par l'éditeur de cette toute nouvelle anthologie des Mémoires. L'accroche vous semble déplacée... Elle l'est, sous influence commerciale ! En même temps, elle exprime l'extraordinaire liberté de ton de ces Mémoires. Cette phrase entendue de la reine Marie-Thérèse évoquant la Montespan, Saint-Simon n'hésite pas à la retranscrire. Pour deux raisons : éventuellement du bout des lèvres, mais elle a été dite ; et Saint-Simon ne rate jamais une occasion de dire sa détestation de la seconde famille dont Louis XIV s'est octroyé la liberté en l'érigeant en système... Favorites et bâtards font de l'ombre à sa condition de duc et pair de France.
Ainsi, après avoir pris la température de l'eau du bain (voir commentaire de l'essai La Grandeur - Saint-Simon de Jean-Michel Delacomptée), j'y entre... Oh, prudemment ! Via cette courte sélection, avant de tenter la traversée de l'océan (objectif plus que jamais d'actualité). De grandes choses sont dites sur ces Mémoires, paroles définitives d'érudits - Philippe Solers : "Saint-Simon, de loin, le plus grand écrivain français", tous : "précurseur de Proust et Céline" -... Je donne ici, modestement, mes impressions de "vulgum lector" !
Pour traverser l'océan, fût-il en modèle réduit, il faut savoir nager et affronter le courant, fait ici de longues phrases, quelquefois de guingois, d'enchaînements syntaxiques baroques, de tournures oubliés, de mots anciens et de néologismes audacieux. Aussi de filiations tortueuses entre personnages considérables mariés entre eux : la Princesse de Conti, fille de "Monsieur le Prince" qui épouse son grand-oncle Prince de Conti, frère du "Grand Condé" ! Devinette : si je vous dis Monsieur le Duc, qui est-ce ? Sans compter les bâtards ou bâtardes que le Roi marie à des enfants légitimes... Il y faut de l'entraînement, donc un minimum d'abnégation... Mais alors, quand les neurones sont bien allongés, les connexions bien en place, le souffle assuré, quel éclat !
Éclat de la langue : "M. le Prince de Conti mourut le 21 février, sur les neuf heures du matin, après une longue maladie qui finit par l'hydropisie. La goutte l'avait réduit au lait pour toute nourriture, qui lui avait réussi longtemps. Son estomac s'en lassa ; son médecin s'y opiniâtra et le tua." Éclat de l'esprit : "[...] Et cela sans qu'il n'y eût jamais rien eu entre eux, et dans un âge où la Maréchale [de Noailles], qui avait toute sa vie été hors de soupçon, n'en pouvait laisser naître aucun." Éclat qui ne recule devant aucun détail : "On lui donna [à Monseigneur, le Grand Dauphin] force émétique, qui fut longtemps à opérer, et qui sur les deux heures fit une évacuation prodigieuse haut et bas." Éclat permanent qui culmine avec les portraits, relevés le plus souvent de fulgurances à la pointe sèche : "un rire qui eût tenu du braire chez un autre", ou : "Il revint à la cour avec la moitié de son nez ordinaire, ses dents tombées et une physionomie entièrement changée et qui tirait sur le niais." Au physique et au moral : "Cet homme si aimable, si charmant, si délicieux, n'aimait rien. Il avait et voulait des amis comme on veut et qu'on a des meubles." Trait, caractère et sentiment : "Mme la duchesse de Berry, qui, transportée de joie de se voir délivrée d'une plus grande et mieux aimée qu'elle [la Dauphine, sa belle-sœur, agonisante] suppléa tant qu'elle put au cœur par l'esprit, et tint une assez bonne contenance." En quoi le Duc n' excelle-t-il pas ? La relation du passage de l'attrait du Roi de Madame de Montespan à Madame de Maintenon gouvernante de leurs enfants (illégitimes), est un pur chef d'œuvre : "Admise ainsi peu à peu dans l'intime confidence, et sans milieu, de l'amant [le Roi] et de la maîtresse [la Montespan], et par le Roi même, l'adroite suivante sut la cultiver, et fit si bien par son industrie que peu à peu elle supplanta Madame de Montespan, qui s'aperçut trop tard qu'elle lui était devenue nécessaire." C'est dans ces pages intitulées Amour du Roi que l'on trouve la phrase donnée en titre à cette anthologie.
Alors oui, je lève l'appréhension, cette lecture est une fête somptueuse en l'honneur d'une langue qui, maniée à la diable, brille de mille feux. Elle est aussi leçon de vie : le Grand siècle de notre civilisation n'est qu'une banale "comédie humaine", "caquetage éternel de tabourets" selon le mot de Chateaubriand.
Vous êtes ici
Cette pute me fera mourir !...
Onglets livre
A lire aussi
Suite à l’incendie spectaculaire de Notre-Dame de Paris le 15 avril dernier, l’émotion a saisi une grande partie de la population...
L’auteure guadeloupéenne Maryse Condé a reçu ce 12 octobre le "nouveau prix de littérature" remis exceptionnellement par des...
Embarquez pour un nouveau voyage en Terre du Milieu grâce à Audiolib qui, pour fêter ses 10 ans, édite le plus grand des classiques d’heroic...
Avis des lecteurs
3/5
Note moyenne obtenue sur :


