Jean-Noël Orengo en un clin d’œil
Jean-Noël Orengo est chroniqueur de films pour le magazine Transfuge. En 2015, il publie son premier roman chez Grasset, La Fleur du capital, qui reçoit plusieurs prix, dont le Prix de Flore. Il est aussi l’auteur de L’Opium du ciel en 2017, Les Jungles rouges en 2019 et Femmes sur fond blanc en 2023. Tous ses romans sont publiés aux éditions Grasset et au Livre de Poche. Il a également signé un essai sur l'art, Vivre en peinture, paru aux éditions Les Cahiers dessinés en 2023. Son dernier roman, « Vous êtes l’amoureux malheureux du Führer », fait partie de la rentrée littéraire Grasset de l’automne 2024 et figure dans la première sélection pour le Prix Fnac.
Pourquoi on aime « Vous êtes l’amoureux malheureux du Führer »
Retour sur un livre qui a fait date Au cœur du IIIème Reich d’Albert Speer
1er octobre 1966, à la suite de sa condamnation au Procès de Nuremberg et après avoir purgé une peine de vingt ans de prison, Albert Speer, dignitaire nazi de premier plan, quitte sa cellule de Spandau.
Trois ans plus tard, il publie ses mémoires, Au cœur du Troisième Reich, qui devient immédiatement un best-seller mondial et en fait une véritable star médiatique dont on s’arrache les interviews. L’ancien architecte du Reich, le metteur en scène des célèbres processions de Nuremberg et ses jeux de lumière immortalisés par la caméra de Leni Riefenstahl, y construit un discours sur une culpabilité collective à l’extermination des Juifs d’Europe tout en confessant néanmoins son ignorance personnelle des faits. « Responsable mais certainement pas coupable » nous dit Speer.
Au cœur du Troisième Reich constitue aujourd’hui encore une pièce documentaire essentielle du système nazi, en même temps qu’il a implicitement forgé la perception que nous avons de ce régime criminel.
Une plongée dans l’enfer nazi
Dans « Vous êtes l’amour malheureux du Führer », Jean-Noël Orengo revient aux origines et décrit le parcours d’Albert Speer, né dans une famille d’architectes et architecte à son tour. Il décrit la rencontre cruciale de ce grand bourgeois avec Hitler et déploie le récit d’une relation homo-érotique qui a duré plus de 15 ans. Entre l’homme de pouvoir et l’artiste se noue une relation d’amour et de haine, du coup de foudre à la séparation, de l’adoration au mépris. De leur rencontre en 1933 à la nomination d’Albert Speer comme ministre de l’Armement, c’est l’histoire d’un destin extraordinaire qui se dessine. Seul haut responsable nazi à échapper à la peine de mort au procès de Nuremberg, il use de son pouvoir de séduction et élabore un logos imparable qu’il réaffirmera dans son livre Au cœur du IIIème Reich : s’il est coupable collectivement des abominations nazies car il jouait un rôle de premier plan au cœur de l’État National-Socialiste, il n’est en rien coupable individuellement car il affirme ne rien avoir su de la Solution Finale et de l’extermination des Juifs d’Europe.
Jean-Noël Orengo s’attelle à cerner la psychopathologie à l’œuvre au sommet de l’Etat hitlérien. Il montre deux hommes hors de la réalité, pleins d’hybris, occupés à rêver de monuments éternels, de dômes, d’arcs de triomphe, de marbres et de perspectives infinies, alors que la guerre et la désolation, servies par l’idéologie nazie, s’abattent sur le continent européen. « Vous êtes l’amour malheureux du Führer » est un roman fascinant et glaçant d’effroi.
Albert Speer ou le pouvoir de l’auto-fiction
Dans « Vous êtes l’amour malheureux du Führer », Jean-Noël Orengo nous fait comprendre qu’Albert Speer ne pouvait pas ne pas savoir et démonte pièce par pièce son discours qui a participé à la création de sa légende damnée.
L’auteur adopte un point de vue d’historien et met en lumière les moments capitaux dans la vie d’Albert Speer. Il confronte différentes versions pour mieux démonter la création fictionnelle qu’a construite Albert Speer autour de sa personne. Car c’est bien la thèse centrale du livre : Au cœur du Troisième Reich, bien avant les livres de Doubrovski, est la première œuvre d’autofiction ; une autofiction politique, radicale et in fine d’une cruauté absolue.
Méta-biographie, réflexion sur la relation faustienne entre l’art et le pouvoir, « Vous êtes l’amour malheureux du Führer » interroge la puissance mystificatrice de la fiction comme créatrice de réalité alternative. A l’heure des fake news et à une période polarisée, Jean-Noël Orengo livre un roman salutaire qui agit comme un révélateur et qui remet à l’heure les pendules de l’Histoire.
Les pages à corner
« Un peu après le congrès, le jeune architecte passe devant les décombres d’acier d’un hangar moderne à Nuremberg, démoli pour faire place au nouveau complexe. Il est frappé par la laideur des poutres d’acier en train de rouiller. Il est frappé par la laideur des ruines de toute cette architecture moderne, construite en matériaux vulgaires, sans aucune finition sen‐ sible, sans aucun ornement. Sa tête est en ébullition. Les lubies archéologiques d’Himmler dénoncées par le guide, les obsessions architecturales du guide, cette laideur des construc‐ tions nouvelles, enlaidies doublement quand elles deviennent décombres, sa connaissance du romantisme, sa connaissance des peintures de ruines antiques si prisées des romantiques, sa connaissance des langueurs romantiques du guide devant les acropoles déchues... tout converge en une seule intuition.
La grandeur actuelle de l’Allemagne, c’est dans les ruines futures qu’on la constatera, non dans les vestiges grossiers vantés par Himmler !
Il faut donc construire les bâtiments contemporains en fonction des ruines qu’ils seront plus tard. C’est déjà une architecture de l’effet par ses dimensions hors de toute raison. Elle le sera d’autant plus si on prévoit dès maintenant quel type de ruine elle produira.
Il s’agit non seulement d’employer les matériaux les plus durables et les plus nobles – les meilleures pierres, les meilleurs bois, les meilleurs tissus – au service de formes nobles et durables – coupoles, colonnades, etc. –, mais par l’ingénierie et la physique, d’anticiper les endroits où la lézarde sera la plus belle, l’effondrement le plus éloquent, le plus pathétique.
Quand le jeune architecte arrive avec sa planche illustrant les ruines de son Nuremberg, il hausse les épaules face à l’indignation du cercle des intimes. Ce sont vraiment des crétins. Qu’ils se scandalisent donc qu’on puisse montrer le Reich de mille ans dans cet état. Qu’ils se scandalisent de sa disparition. Oui, un jour, le Reich disparaîtra, mais sa victoire finale sera dans ses ruines.
Il présente son intuition au guide. Il l’appelle la Théorie de la valeur des ruines. Il s’excuse du caractère prétentieux et pompeux d’un tel titre. Il est décidément doué pour l’auto‐ critique en toutes circonstances. Il est doué pour anticiper toute critique en l’intégrant à son argumentation de façon à la désamorcer.
Et le guide est ébloui.
Le guide a toujours été fasciné par la beauté déchue du passé. Le guide est fasciné par la destruction. Détruire est tout aussi important que construire pour laisser une trace à jamais dans la mémoire des hommes. Une esthétique de la destruction est une trouvaille majeure que même Michel‐Ange ou Praxitèle n’ont su imaginer.
Désormais, ordonne le guide, chaque bâtiment important conçu en Allemagne devra satisfaire à la théorie de la valeur des ruines. »
p.85-86
Lucile Charlemagne