Michel Schneider en un clin d'oeil :
Michel Schneider est né en1944. Psychanalyste et écrivain, il est l'auteur chez Grasset de Morts imaginaires et de Marilyn, dernières séances. Lire la biographie de Michel Schneider.
Pourquoi on aime "Comme une ombre" :
Bernard. Son prénom revient comme un leitmotiv. Celui de toute une vie, depuis l’enfance jusqu’à la mort il y a trente ans de ce frère aîné que Michel parvient enfin à raconter. Un frère qui aurait pu être un personnage de Kerouac, une gueule cassée par l’alcool et le poids de ses actes. Ou un Gérard de Nerval, ange maudit. Un frère mutique, taciturne et irritable. Un frère épris de musique et de femmes que sa beauté seule parvient à inclure et à soustraire au monde, comme s’il portait dans ses traits l’urgence de son passage ici-bas. Malgré leurs huit ans d’écart, Bernard emmène Michel à la piscine, au cinéma, puis il le frappe subitement, le persécute avant de retourner sa violence contre lui-même. Ce qui lie véritablement ces deux-là, c’est l’amour de leur mère, Marthe. De ses sept enfants, issus de trois amants et d’un mari officiel - homosexuel malheureux, héritier d’un empire financier dont il finira sombre employé -, ce sont ses préférés. Pourtant "elle n’a jamais le temps, la mère, pour rien, et passe tout son temps à ne rien faire et à se plaindre qu’elle n’y arrivera jamais, avec tout ce qu’elle a à faire". Mais Michel, son petit dernier, et Bernard, l’enfant revêche, elle les couvre de baisers, de caresses. Trop, peut-être.
Lorsque Michel a douze ans, Bernard part faire l’Algérie, cette guerre qui ne dit pas son nom. Appelé du contingent il est formé aux paras pour participer à des frappes rapides et sanglantes dans les bastions du FLN. Pour mater la rébellion indépendantiste au mépris des civils. Trente mois de torture, de meurtres et d’indiscipline éclairés de courtes permissions et soixante-sept lettres envoyées à la mère pour la rassurer. Car Bernard est passé maître dans l’art du mensonge. Il mentira jusqu’au bout, fuira l’amour et sa famille pour se punir, prétextant tenir à sa liberté. "Il n’est pas mort en Algérie, mais de l’Algérie, sûrement, seize ans après", comprendra Michel bien des années plus tard quand Bernard aura brûlé la chandelle par les deux bouts, traumatisé par le cauchemar algérien, vaincu par ses démons. "Bernard jeune avait la beauté des anges et des maudits", il finira décharné, gâté et vulnérable. Et Michel, lui, portera le poids de ce géant disparu. "Je suis devenu l’ombre de Bernard, son survivant abject."
Comment écrire sur ce frère qu’il a si mal connu, dont il a eu si peur et pour qui il éprouve une irrépressible admiration ? C’est la question à laquelle Michel Schneider tente de répondre dans Comme une ombre, obstinément, suivant le fil de ses vieilles tentatives avortées d’en faire "une belle histoire" jusqu’à ce roman double, où les creux et les bosses sont pleinement assumés. Où la falsification, de l’omission à l’interprétation, devient l’unique planche de salut. Car les témoins, lorsqu’ils n’ont pas disparu, refusent de prêter main-forte à l’écrivain. Peur des salissures, des éclaboussures. Seule l’ancienne amante, L., passée des bras de l’aîné à ceux du cadet, livrera quelques bribes. Quant aux archives, aux documents officiels, ils sont aussi inaccessibles que forcément biaisés, trompeurs. "Jamais je ne saurai ce qui s’est réellement passé. C’est pour ça que j’écris. Sur ce que je ne sais pas, sur des trous de mémoire, des mensonges, des silences, des mots insensés, des gestes absents."
Alors Michel Schneider se projette sur l’image de son frère. Il se regarde écrire sur Bernard, "de biais", et construit son fantasme, son idéal, son anti-héros. A coups de métaphores, de répétitions et d’aphorismes, de sentences lourdes de sens, il explore une relation qui n’a pas suffit, un vide qui ne sera jamais comblé. C’est l’absence qu’il théorise, enseveli par le poids de sa propre impuissance, accablé par l’incompréhension. Et le manque affleure, prégnant, suffocant. Il porte ce roman analytique de bout en bout. Comme une ombre épaisse qui tapisse le chemin des vivants d’un indélébile sentiment de frustration.
Thomas Flamerion