Andreï Makine en un clin d’œil
Né en 1957 en Sibérie, exilé en France en 1987, Andreï Makine est l’auteur de vingt romans et compte parmi les grands écrivains contemporains de langue française. Prix Goncourt, prix Goncourt des lycéens et prix Médicis pour Le testament français en 1995, grande médaille de la francophonie en 2000, grand prix RTL-Lire pour La musique d’une vie en 2001, Prix Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre en 2005, prix Casanova pour Une femme aimée en 2013, il a publié L'Ami arménien chez Grasset puis au Livre de Poche, qui a reçu le prix des Romancières en 2021. En 2016, il est élu à l’Académie française à la place d’Assia Djebar. L’ancien calendrier d’un amour est son dernier roman, paru chez Grasset en janvier 2023. Il a également publié d’autres livres sous pseudonyme, dont celui de Gabriel Osmonde.
Pourquoi on aime L’ancien calendrier d’un amour
Un siècle à hauteur d’homme
En guise de prologue, au début du roman, le narrateur rencontre, dans un cimetière de la Côte d’Azur, un exilé russe prénommé Valdas, au crépuscule de sa vie. A partir d’une réflexion sur les morts qui les entourent et ceux sur lesquels on se recueille, c’est l’histoire de cet homme qui ressurgit, celle d’un homme qui a traversé le XXème siècle et de nombreux tumultes, historiques et intimes.
Le premier chapitre débute alors que Valdas n’a que quinze ans, au début du XXème siècle, et passe ses vacances d’été dans la villa de son père et sa belle-mère, en Crimée. Issu de l’aristocratie russe, parmi un groupe d’adultes cultivés de la haute société, Valdas découvre les jeux de la comédie humaine, les tromperies et les faux-semblants. C’est en fuguant un soir, s’émancipant de son milieu d’origine, longeant la mer noire et pris dans un règlement de comptes de contrebandiers, qu’il vit une expérience hautement sensuelle, lui ouvrant la voie du désir et du sentiment amoureux. Il s’agit de sa première rencontre avec Taïa, le moment qui cristallise l’ouverture à la « vraie » vie, mais celle qui représentera le salut et l’amour.
Bientôt, la Première Guerre mondiale éclate et, quelques années plus tard, les Bolcheviks entament leur révolution. Valdas, homme russe de l’Aristocratie alors promis à un mariage avec une femme de son rang, est confronté aux forces obscures de l’Histoire, il côtoie la mort, résiste et se bat pour survivre. Alors qu’une trêve s’opère du côté des révolutionnaires, Valdas retrouve Taïa. Les deux personnages passent deux semaines ensemble, partageant une intimité de survie d’abord, puis celle d’un amour à la fois simple et passionné, « ineffable » comme le définit Andreï Makine. Ces semaines, qui s’achèvent de manière tragique, sont aussi celles qui correspondent au passage du calendrier julien, celui de la Russie de l’époque, au calendrier grégorien, celui des pays occidentaux voulu par les révolutionnaires. Ces semaines resteront pour Valdas, à jamais, suspendues, hors du temps, éternelles. Ce sera aussi la fin d’une ère pour le personnage qui quitte à jamais son pays d’origine pour la France, où il vivra désormais. Exilé et contraint à de petits boulots pour gagner un maigre pécule, il devient chauffeur de taxi, vit encore une autre guerre mondiale, devient résistant, presque malgré lui, et continue à apprendre que la vie n’est que combat, malgré des épisodes plus lumineux.
L’ancien calendrier d’un amour : le roman d’une vie en condensé, ballottée par l’Histoire
Andreï Makine réussit, en 200 pages, à retracer un siècle d’Histoire à travers l’histoire d’un homme ordinaire, de l’époque des Tsars en Russie à la Côte-d’Azur de la fin du XXème siècle. Le dernier roman de l’auteur du Testament français dit la fragilité d’une vie, la fugacité de l’amour, la capacité de l’Histoire à dévier un destin, la contingence des choses. Pourtant, comme dans d’autres livres du romancier, à travers tout cela, c’est la nostalgie et la beauté, la résistance de l’homme et l’amour, malgré tout, que le lecteur perçoit. Cet amour éphémère, incarné par Taïa un temps, et le tragique des événements font la force de Valdas et son humilité. La seule vérité d’une vie se situerait alors hors du temps et de l’histoire, dans une époque à la fois figée et éternelle, dans « l’ancien calendrier d’un amour ».
La page à corner
Cet extrait correspond au moment où Valdas s’enfuit de la villa familiale l’été de ses quinze ans et qu’il vit ses premiers émois sensuels et amoureux, lors de sa rencontre avec Taïa :
« Valdas allait rebrousser chemin quand, entre deux rochers, une lueur tremblota, s’éteignit et, aussitôt, se ralluma. Il entendit le battement des rames, puis la secousse d’une barque sur les galets… Les histoires de contrebandiers, racontées pendant les dîners, lui firent imaginer des corsaires qui préparaient l’une de leurs razzias. On disait que ces bandits venaient du littoral caucasien ou même des côtes turques… Le père modérait la portée de ces légendes : c’étaient des aventuriers « bien de chez nous », des trafiquants s’adonnant à la revente du tabac. Pourtant, on savait que ces gens n’hésitaient pas à tuer pour dissimuler leur commerce. Inquiet, Valdas se mit à reculer, en espérant quand même apercevoir l’un de ces hors-la-loi… Soudain, un faisceau puissant balaya les falaises, frôla la berge, fouilla les recoins de la baie. Les hommes qui agitaient les lampes portaient un uniforme. Valdas se courba, se déplaça en crabe, ne cherchant plus qu’à se dépêtrer de la course-poursuite entre contrebandiers et gendarmes. C’est alors qu’un jet lumineux se dirigea vers lui…
Monté sur un replat de roche, il n’eut pas le temps de descendre. D’une violente poussée, quelqu’un l’entraîna dans une chute. Hébété de frayeur, il se figea, écrasé par un corps. Celui qui le retenait était recouvert d’une large cape sombre. Valdas eut envie de repousser l’agresseur, de se présenter aux forces de l’ordre, de prouver son innocence. C’est ce qu’il aurait fait si, soudain, il n’avait pas noté l’étrangeté du corps qui le dominait comme dans une lutte immobile.
C’était une femme ! Grande, puissante et dont la force, malgré la brutalité de sa pesée, laissait deviner la volonté de ne pas faire mal à cet adolescent qu’elle empêchait de se lever. D’une certaine façon, elle le protégeait, lui interdisant de se trahir et de les trahir, elle et ses compagnons.
Au-delà de tout ébahissement, Valdas sentit la chaleur des seins qui touchaient sa poitrine et, serrée contre son front, la joue de la femme qui prévenait ainsi tout mouvement. La large cape sombre les dissimulait, se confondant avec le relief des roches. Il humait la senteur du tabac qui imprégnait le tissu, l’odeur de la peau, de l’effort… Le corps de la femme bougea, elle souleva la tête, voulant voir si les gendarmes avaient mis fin à leur traque. Des pas résonnèrent sur les galets – elle reprit sa pose immobile, ses lèvres touchèrent la tempe de Valdas. Il se rendit compte que tout était fini au moment où, d’un brusque cambrement de hanches, elle se redressa et, pliant sa cape, chuchota : « Rentre vite, il n’y a plus personne. » Sous la luminescence lunaire, il vit la silhouette de l’inconnue se fondre dans le noir. Il passa une minute sans bouger, comme si ce qu’il venait de vivre avait pu durer sans fin : ces lèvres effleurant son visage, le poids tendre des seins, une étreinte où il n’y avait rien de passionnel et qui pourtant avait exprimé tous ses rêves d’amour. »
Il s’en alla en somnambule, se trompant de route, piétinant dans les couches d’écailles de poisson le long de l’ancienne fumerie, et arriva à l’Alizé par une voie jamais empruntée, comme dans une maison inhabitée. p. 31-33
Dans la presse
« L’Ancien Calendrier d’un amour », d’Andreï Makine : la parenthèse enchantée. Un Russe bien âgé se souvient. Ah, l’année 1920 – et la belle Taïa ! Un nouveau roman, nostalgique, bien sûr, du plus sibérien des académiciens français.
Vous avez adoré Premier amour (1860), ce court chef-d’œuvre dans lequel Tourgueniev dissèque les émois d’un adolescent sur fond de grandes villas, d’ombres mystérieuses et de bois de bouleaux ? Vous tournerez avec bonheur les pages de L’Ancien Calendrier d’un amour, le nouveau livre d’Andreï Makine, tout aussi bref et dense. Dans une langue ciselée, le plus sibérien des académiciens français y suit le parcours chaotique d’un vieux Russe marqué à jamais par la première femme qu’il a serrée dans ses bras. Un beau roman slave à l’ancienne, mélancolique à souhait, doublé d’une plongée dans les turbulences du XXe siècle et d’un jeu subtil sur le temps.
Le Monde – Denis Cosnard
L’Ancien Calendrier d’un amour, d’Andreï Makine: guerre après guerre. L’écrivain raconte la vie extraordinaire d’un homme ordinaire ayant traversé le tumultueux XXe siècle.
Si l’œuvre d’Andreï Makine est irriguée par une variété d’inspirations, l’un des fils rouges reliant nombre de ses romans consiste à retracer les destinées extraordinaires d’êtres ordinaires plongés au cœur des tumultes de l’Histoire. Dans la lignée du très beau L’Ami arménien, paru en 2021, l’académicien raconte avec L’Ancien Calendrier d’un amour la vie de Valdas Bataeff.
Le Figaro Littéraire - Christian Authier
« L’Ancien calendrier d’un amour », d’Andreï Makine : à l’écart du temps. La traversée du XXe siècle d’un quidam russe exilé en France après la révolution bolchévique s’impose en récapitulation romanesque majeure.
La Croix – Antoine Perraud
Le récit d'un destin russe
«L'Ancien calendrier d'un amour» fait partie de ces romans dont on relit le commencement une fois arrivé à la fin. Andreï Makine, de l'Académie française, né en Sibérie en 1957, a fui l'URSS à l'âge de 30 ans pour s'installer à Paris. Il a obtenu le prix Goncourt en 1995 pour «Le Testament français». Il nous offre aujourd'hui un virtuose roman dans le roman.
Lucile Charlemagne